1) Bonjour M. Strauss-Kahn. Pourriez-vous tout d’abord nous rappeler votre parcours, qui vous a mené jusqu’à être directeur général à la Banque de France (BDF) ?

En bref, j’ai fait des études similaires aux vôtres (dont l’ESSEC). Motivé par le service public, j’ai passé le concours de la BDF. J’ai eu la chance d’être souvent détaché ailleurs (Université de Chicago, FMI, OCDE, embryon de la BCE, BRI, FED, BID : voir mon compte LinkedIn pour ces abréviations). Je me suis ainsi frotté à divers aspects du métier d’économiste : statistique, recherche, modélisation, prévision, conseil, négociation, management, etc. A 65 ans et ayant été ‘‘Directeur général’’ (DG) depuis 2001, je laisse la place aux plus jeunes en ajoutant à mon titre de DG l’adjectif ‘‘Honoraire’’.
2) Comment la BDF travaille-t-elle ? Étant pleinement intégrée à l’Eurosystème, quel est son pouvoir décisionnel ? A-t-elle encore du pouvoir de “contestation” face aux mesures de la BCE?
L’Eurosystème, composé des banques centrales nationales (BCN) des 19 pays de la zone euro (ZE) et de la Banque centrale européenne (BCE), est une sorte de « multinationale », un organe fédéral européen ; il est dirigé par un Conseil dont le Gouverneur de la BDF est membre comme expert à titre personnel et non pour représenter les vues de son pays. Beaucoup de décisions sont prises par consensus, mais il y a des discussions dont le contenu est publié avec un décalage d’un mois et les gouverneurs ont parfois des positions contrastées. Le fonctionnement de l’Eurosystème respecte le principe de subsidiarité selon lequel une autorité centrale n’a pas à exercer les activités qui peuvent être réalisées à l’échelon inférieur. Pour la politique monétaire, alors que la décision est prise à Francfort par le Conseil, sa préparation se fait dans chaque BCN (et à la BCE) ; sa mise en œuvre est décentralisée, les banques ayant leurs comptes dans les BCN ; enfin elle est expliquée tant par la BCE et que par les BCN et leurs dirigeants, chacun sur la base de sa langue et de sa culture.
3) Comment percevez-vous les critiques parfois exprimées envers l’institution ? Que répondre à ceux qui fustigent – entre autres – une politique monétaire “imposée” par la BCE ?
En démocratie, il est normal que s’expriment des critiques qui visent souvent le principe que les Gouverneurs sont « indépendants » du Pouvoir politique dans la poursuite de leur mandat « centré sur la stabilité des prix ». Mais ce sont bien les Pouvoirs politiques nationaux qui nomment les dirigeants des BCN et de la BCE ; et les études montrent en résumé que : soumise au pouvoir politique, la « planche à billets » conduit à l’hyper-inflation (comme aujourd’hui au Venezuela) ; la stabilité des prix contribue à la croissance et à l’emploi ; une politique (ici monétaire) avec un seul instrument ne peut atteindre qu’un seul objectif ; c’est le fameux principe de Tinbergen.
En revanche, les critiques visent rarement l’action de la BCE dont la plupart considère qu’elle a été cruciale pour limiter l’ampleur et la durée de la Grande récession (2008-09, venue des Etats-Unis) et de la crise dite « souveraine » propre à l’Europe (2011-13, liée à la contagion venue de Grèce).
4) Dans le cadre du festival de géopolitique, vous êtes intervenu sur l’Euro qui fête ses 20 ans cette année ! Quel bilan en dressez-vous jusqu’à présent ?
A Grenoble en mars, j’avais résumé un peu à l’avance une partie de ce que le Gouverneur de la BDF, François Villeroy, a développé dans sa lettre au Président de la République publiée le 2 avril et que je vous invite à lire. Il y souligne les 2 promesses fondatrices tenues par l’euro, ce qui explique son soutien par ¾ des sondés :
- la stabilité des prix, avec une inflation moyenne en 20 ans de 1,7% par an (3 fois moins qu’avant) ;
- la stabilité du change qui a facilité les échanges commerciaux et la mobilité (voyages, erasmus …).
Comme l’euro inspire confiance, le coût du financement a baissé ; il est devenu aussi bas en France qu’en Allemagne. Cela a contribué à des taux de croissance du PIB par habitant et de l’emploi, cumulés de 1999 à 2018, à peu près égaux en ZE et aux Etats-Unis. Cela dit, trois défis demeurent :
- renforcer la solidité de la ZE, notamment en complétant l’Union bancaire ;
- mieux répartir la prospérité, grâce aux réformes nationales, à l’Union des Marchés de Capitaux pour mieux orienter l’épargne abondante vers l’innovation, la transition énergétique et les PME, et à la mise en place d’une capacité d’intervention budgétaire commune ;
- affirmer notre souveraineté, que nous avons récupérée en matière monétaire, et qui permet de continuer à jouer dans la cour des grands, la ZE étant une des 3 premières économies mondiales.
5) La BCE peine à normaliser sa politique monétaire. Les achats se terminent, mais l’inflation n’a pas atteint son objectif de 2% en 2018, et les taux d’intérêts devraient rester à leur niveau actuel au moins jusqu’à la fin de l’année. De plus, il faudra trouver un successeur à Mario Draghi. L’année 2019 est-elle l’année de tous les dangers pour la politique monétaire en Europe ?
La cible d’inflation de la BCE,« inférieure, mais proche, de 2% sur le moyen terme », n’est pas de 2% sur une seule année (1,7% en 2018). En mars, la BCE a dit s’attendre à ce que les taux restent aux niveaux actuels pour plus longtemps à cause de la persistance de risques au niveau mondial et de la révision à la baisse de ses prévisions antérieures (en 2021, inflation à 1,6% et croissance à 1,5%, soit proche de son potentiel). Pour autant la normalisation de la politique monétaire de la BCE est moins avancée que celle de la FED car la ZE a été affectée par une 2ème crise spécifique en 2011-13.
Quant à Mario Draghi, il est un acteur important dans le Conseil des Gouverneurs et dans sa communication, comme le sera son successeur, et comme l’a été son prédécesseur français, Jean-Claude Trichet. Pas de raison que 2019 soit l’année de tous les dangers.
6) Avec le recul, pensez-vous qu’il y a eu des mesures contre-productives, ou non adaptées à la conjoncture économique de la France imposée par la Banque Centrale?
La politique monétaire de la ZE vise l’ensemble de la ZE et non un seul pays ; de même aux Etats-Unis pour la Californie au PIB similaire à celui de la France. Pour autant la France a bénéficié de taux d’intérêt généralement plus bas et d’un rythme de crédit plus élevé qu’ailleurs en ZE. Avec le bénéfice du recul et des chiffres publiés ensuite, il est facile pour certains de critiquer telle ou telle décision, comme la hausse des taux d’intérêt en avril 2011, vite inversée avec la crise souveraine.
Le plus contre-productif pour une banque centrale est qu’elle soit surchargée de responsabilités et qu’on la voit comme un remède à tous les problèmes. La politique monétaire vise la stabilité des prix à moyen terme et non le soutien de la conjoncture à court terme car ses délais de transmission sont longs et variables. Elle ne peut pas se substituer au besoin de coordination des politiques budgétaires et aux réformes structurelles qui seules peuvent élever le potentiel de croissance.
7) La France prend cette année la présidence du G7 (sommet en août à Biarritz) avec pour thème central les inégalités qui perdurent dans la zone euro : taux de croissance, de chômage, d’imposition, ou niveaux de dettes publiques. L’euro a-t-il tenu ses promesses de convergence économique, ou a-t-il favorisé, comme le redoutait Krugman, une polarisation des économies ?
Il faut distinguer plusieurs sujets. Les inégalités baissent entre pays au niveau mondial mais ne baissent plus au sein des pays, notamment avancés, voire remontent nettement dans certains, tels les Etats-Unis. Ces évolutions des revenus et patrimoines sont accentuées en termes de perception ; mais ces importants sujets socio-économiques ne sont pas liés à l’euro, au dollar ou à la livre.
Les craintes de polarisation sont difficiles à mesurer en l’absence de ‘contrefactuel’ (ce qui se serait passé sans l’euro). La convergence en ZE est plus lente que prévu car, si l’Union monétaire (l’euro) est un succès, l’Union économique est en retard. La ZE n’est certes pas ce qu’on appelle une zone monétaire optimale, mais les Etats-Unis non plus en termes de condition de croissance, de chômage, d’imposition ou de dettes. Ce qui manque en ZE, c’est plus d’intégration financière et budgétaire, d’où les défis à relever qui sont soulignés ci-dessus par le Gouverneur F. Villeroy.
8) Historiquement, soit les unions monétaires ont disparu (union latine, union scandinave), soit elles ont institué une souveraineté politique (en 1871 le Reichsmark a remplacé 140 monnaies lors de l’unification politique allemande). Une intégration politique plus poussée ne serait-elle pas la solution ? A défaut, une convergence fiscale et une coordination budgétaire plus importantes sont-elles envisageables ?
L’Union politique est un objectif de nombreux européens mais à beaucoup plus long terme. En attendant, dans l’enquête que la BDF fait chaque octobre, ¾ des français sondés demandent plus d’intégration européenne, explicitée comme plus de décisions prises au niveau européen et non au niveau national. Cela s’applique notamment aux politiques économiques ou sociales et à la coordination budgétaire et fiscale. Le moteur franco-allemand joue classiquement un rôle-clé dans ce domaine même s’il connait parfois quelques ratés ou quelques baisses de régime. La Déclaration franco-allemande de Meseberg en 2018 va dans le bon sens et les avancés demeurent, même si elles sont trop lentes.
9) Une dernière question sur l’avenir : dans le contexte actuel, quels sont les prochains chantiers pour la Banque de France et, au niveau européen, pour la BCE ? Y a-t-il des initiatives prises par la Banque de France pour démocratiser l’économie et la finance ?
Trop de chantiers pour les citer tous, a fortiori les détailler. Au niveau de l’Eurosystème, ils complètent les 3 défis de l’euro listés à la question 4 : solidité (exemple : en adaptant et normalisant la politique monétaire) ; prospérité (e.g. bien expliquer que la politique monétaire n’est pas la seule carte à jouer, ‘‘not the only game in town’’), souveraineté (renforcer le rôle international de l’euro). Côté BDF, les défis sont similaires au niveau national avec la triple mission concrète de mieux évaluer, agir et expliquer. ‘‘Démocratiser l’économie et la finance’’ signifie ‘’éduquer’’. Or la BDF est l’opérateur de la stratégie nationale d’éducation économique et financière. Le site MesQuestionsDArgent.fr est un portail sur toutes ces questions. La Cité de l’Economie, Citeco, ouvre à Paris cet été et Citeco.fr accueille déjà 200k internautes/an. Le site banque-france.fr inclut aussi un blog. Enfin la BDF coopère avec écoles ou universités et forme des travailleurs sociaux pour apprendre à mieux gérer un budget mais aussi aider à rééchelonner plus de 150 000 dossiers par an de ménages déjà surendettés.
Interview réalisée par Rebecca Katerina Gutmann et Arthur Bernasconi