Par Adam Benmalek
Cela ne vous aura pas échappé, jeudi 19 janvier dernier, plus d’un million de personnes ont battu le pavé dans tout le pays. Une seconde mobilisation à travers toute la France est prévue ce mardi 31 janvier. Les causes de ces mobilisations sont diverses mais, parmi elles, on trouve la protestation contre la hausse des prix de l’énergie due à la crise énergétique que traverse la France, mais aussi toute l’Europe.
Pour commencer, qu’est-ce qu’une crise de l’énergie ?
Il s’agit d’une situation où la demande d’énergie est supérieure à l’offre d’énergie, ce qui fait grimper les prix. Bien qu’on puisse donner cette définition généraliste et simpliste, il n’en reste pas moins que chaque crise est spécifique dans son déroulement. Si on prend la crise charbonnière de 1873, une des sources de cette crise est l’exploitation de plus en plus difficile de nouveaux gisements et en parallèle une revendication toujours plus forte des ouvriers pour une hausse des salaires. Cela représente une baisse des profits des producteurs de charbon. Ce marché étant à l’époque un oligopole, les sociétés se sont organisées pour maintenir un taux de marge élevé ne reposant sur aucune réalité économique puisque ces mêmes entreprises n’avaient pas investi dans de nouvelles technologies d’extraction depuis bien longtemps.
Idem pour les crises pétrolières de 1973 et 1979. Les entreprises pétrolières ayant pris le train du redéploiement de la production pétrolière vers le Moyen-Orient ne représentant qu’une poignée de sociétés, elles ont pu maintenir leur taux de marge grâce à cette situation oligopolistique. En effet, ces entreprises telles que les Seven Sisters ou les Majors qui, par ailleurs, contrôlaient toute la chaîne de production, de l’amont à l’aval, fixaient et répartissaient les quotas de production entre les différents pays producteurs. En 1970, les Majors et d’autres entreprises contrôlent 92% des gisements pétroliers et plus de 70% des mouvements commerciaux. Bien qu’elles aient des tenants et des aboutissants différents, nous voyons que ces deux crises énergétiques sont dûes à une situation d’oligopole et à une volonté de conserver un certain taux de profit en s’appuyant sur la forte élasticité de la demande par rapport au prix de l’énergie et à la timide situation de concurrence dans ces secteurs.
Quid de la crise actuelle ?
La crise actuelle qui touche l’Europe a aussi pour point de départ une situation de dépendance vis-à-vis d’un fournisseur : la Russie. Cependant, dans ce cas, ce sont les demandeurs qui créent la crise au nom de principes éthiques.
Des pays comme la Hongrie qui dépend à 80% de la Russie pour ses approvisionnements en gaz et à 65% pour le pétrole et qui, compte tenu des températures hivernales, a besoin de se chauffer l’hiver, peuvent beaucoup moins se permettre de couper les ponts avec Poutine que les pays latins par exemple. C’est pour cela qu’on a observé ces derniers temps deux phénomènes tout à fait rationnels en Europe face à la situation. D’un côté, Viktor Orban se défait des directives du centre de l’UE pour conserver ses liens avec Moscou, voire pour les renforcer. D’un autre côté, l’Espagne et le Portugal étant moins dépendants du gaz russe car leurs approvisionnements sont plutôt méditerranéens, notamment algériens, gardent les sanctions contre la Russie. De plus, ces deux pays sortent du système européen de vente au coût marginal qui, dans les grandes lignes, indexe le prix de l’énergie sur le prix du gaz. En effet, les deux États de la péninsule ibérique sont beaucoup moins dépendants du gaz car la population n’a pas besoin de se chauffer autant qu’en Europe de l’Est. Finalement, ces pays sanctionnent car ils peuvent se permettre de sanctionner, ils ne subissent que très peu le contrecoup.
La crise n’est-elle vraiment que conjoncturelle ?
Bien que nous ayons traité de l’effet de la crise russo-ukrainienne sur le cours du prix du gaz, cette dernière ne suffit pas à elle seule à expliquer cette hausse qui paraît non seulement conjoncturel mais aussi structurel et ce depuis fin 2020. Comme tout le monde le sait, l’année 2020 est caractérisée par un fort ralentissement de l’activité économique, ce qui a provoqué une baisse soudaine de la demande en énergie. Ce choc de demande a entraîné une baisse de la production de pétrole, gaz,… Mais la reprise de la demande (deuxième choc de demande) a été tout aussi soudaine et l’offre n’a pas pu suivre sur le moment, ce qui a créé une pression sur les ressources et donc une hausse du prix des matières premières. C’est ce qu’on peut observer par exemple sur le cours du prix de l’ “OPEC crude” (ce prix indique la tendance général des prix des pétroles de différentes provenances).

Qu’en est-il pour la France et pour les français ?
Tout le monde est concerné par cette hausse dans le pays comme évoqué en introduction. De plus, des deux graphiques suivants, nous pouvons déduire plusieurs choses. Premièrement, l’augmentation du prix de gros du gaz n’a pas pour seule raison la guerre en Ukraine puisqu’on constate que la hausse débute au premier trimestre 2021.

Deuxièmement, on constate que le remplissage des réserves en gaz de la France à un niveau assez élevé n’a rien d’extraordinaire. En effet, le taux de remplissage fin 2022 est similaire au taux de remplissage fin 2019 par exemple.

Troisièmement, en toute logique, les réserves se vident en hiver et se remplissent donc en été. Or, d’après la courbe du prix de gros du gaz, le pic est situé vers août 2022. 35% des réserves de gaz françaises ont donc été achetées au prix fort et 40% à un prix très élevé. Les entreprises telles que GDF Suez (détenu à 23,64% par l’Etat) qui doivent ensuite s’occuper de revendre ces ressources aux particuliers sont donc obligées de revendre au prix fort et même plus cher afin de faire du profit. Actuellement, avec l’application du bouclier tarifaire en France, les prix de ventes à destination des particuliers sont bloqués au niveau des prix de marché d’Octobre 2021. Ce blocage était de vigueur jusqu’en Décembre 2022 et l’Etat a concédé une augmentation de 15% sur les factures de gaz à partir de Janvier 2023 et d’électricité à partir de Février 2023. En parallèle, puisqu’il est celui qui met la main à la poche, l’Etat organise une campagne nationale de sobriété énergétique afin de pousser les français à réduire leur consommation. Au final, étant donné que le nucléaire représente 42% dans le mix énergétique français et le gaz 16%, pourquoi la France ne fait-elle pas comme ses homologues ibériques ?
Concrètement, quelles relations pouvons-nous établir entre énergie et économie ?
Traitons à présent des effets de cette crise sur l’économie. Il existe bien une corrélation entre énergie et économie si on considère que “l’économie est de l’énergie transformée”. Sur le graphique ci-dessous, on a une courbe rouge qui représente le ratio entre le S&P et le cours du WTI (western texas intermediate) base 100 en 1942, des hachures grises qui représentent les périodes de récession aux Etats-Unis et une courbe noire qui représente le ratio PE (ratio cours/bénéfice) sur le marché américain. Cette dernière nous indique si l’action est chère ou pas. Les périodes dans lesquelles la courbe rouge monte sont les périodes durant lesquelles la valeur créée par les entreprises est supérieure au coût de l’énergie qu’elles ont utilisé et inversement quand la courbe redescend. Les périodes où le coût de l’énergie est supérieur à la valeur créée correspondent presque systématiquement à des périodes de récession. Globalement, le ratio PE suit la tendance de la courbe rouge. Quand la courbe rouge monte, les perspectives de bénéfice augmentent et les parts prennent de la valeur.

En regardant les graphiques précédents du cours de l’OPEC crude et du cours du gaz et en les comparant à celui-ci, nous remarquons que les grandes périodes de hausse du prix de l’énergie, à savoir 1973, 1979 et 2008-2010 correspondent à une baisse du ratio valeur créée/coût de l’énergie employée, donc, à une baisse de la valeur des actions et une récession. Dans ces périodes, il devient alors plus intéressant d’acheter des valeurs pétrolières par exemple. Nous pouvons aussi montrer les impacts de l’augmentation du prix de l’énergie sur l’économie en observant l’indice des prix à la production (IPP). Les courbes ci-dessous, provenant de l’OCDE, montrent l’évolution de l’IPP pour le Royaume-Uni, la France, l’Italie et l’Allemagne. On peut voir qu’une nouvelle fois, l’IPP augmente en fin 2020, au moment de la reprise économique post-covid, mais aussi en 2008-2009.

Dans les conditions actuelles, quel avenir pouvons-nous imaginer ?
Les investissements en prospection (bien qu’ils soient en baisse restent conséquents) et les avancées technologiques qui permettent l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste aux Etats-Unis indiquent que l’ère de l’après pétrole n’est pas encore pour demain. On peut appuyer ce propos avec les prévisions de demande de pétrole dans les prochaines années représentées sur le graphique ci-dessous.

En ce qui concerne les énergies renouvelables, malgré tous les investissements qui ont pu être faits depuis deux voire trois décennies, leur part dans le mix énergétique des pays reste faible. Par exemple, en France, en 2021, les énergies renouvelables ne représentaient que 8% contre 16% pour le gaz ou encore 28% pour le pétrole. Par ailleurs, la production de gaz et de pétrole repose de plus en plus sur le schiste américain qui représente les investissements en prospection les plus importants ces dernières années, au détriment d’autres régions du monde où on trouvait de moins en moins de nouveaux puits de pétrole. La quantité connue actuellement peut faire tenir l’économie mondiale à son rythme actuel jusqu’en 2040. Espérons que la période que nous traversons actuellement de haut coût de l’énergie qui est aussi une période faste pour les entreprises qui tirent leur profit de la vente de ces matières premières puisse amener à des investissements plus élevés, notamment pour plus de prospection, comme cela a été le cas pour les crises de 1873 et de 1973 par exemple. Pour ce qui est de l’UE, remplir les réserves pour l’hiver 2023-2024 sera plus dur compte-tenu du fait qu’elle pourra encore moins compter sur le gaz russe, que la Chine reprend son activité et que ses principaux fournisseurs (Etats-Unis, Qatar…) ont passé des accords de long-terme importants avec plusieurs autres clients tels que la Chine, ce qui aura pour conséquence une capacité de négociation de l’UE pour le prix du gaz amoindrie.