Et si, l’espace d’un instant, nous cessions de nous intéresser aux chiffres, à cette quête éperdue d’une «inversion de la courbe du chômage», que nous mettions de côté les prévisions de l’INSEE. Le chômage est en réalité une question plus sensible que le seul fait d’être privé d’un emploi. Analyser le chômage indépendamment des taux et des rémunérations donne à ce mal gangrenant plusieurs pays européens une dimension bien plus profonde qu’il n’y paraît aux premiers abords.
«Ce qui est difficile, ce n’est pas d’être chômeur, c’est de continuer à vivre dans une société fondée sur l’économie du travail. Où que vous tourniez les yeux, il n’est question que de ce qui vous manque». C’est en ces mots que Pierre Lemaitre (1) résume la dure réalité d’être chômeur, une réalité qui ne s’intéresse finalement que peu aux pertes financières liées à l’absence d’un emploi, mais qui centre sa réflexion sur le ressenti individuel et sociétal du chômeur.
Le chômage est plus qu’une simple perte d’emploi. Il représente pour l’individu dont il est la victime un sujet bien plus sensible et regroupant différentes dimensions: perte de reconnaissance matérielle (en étant privé de la consommation de certains biens par la perte de rémunération), mais aussi une perte de reconnaissance symbolique, un manque d’accès à la protection sociale permise par le travail, une augmentation de l’incertitude face à l’avenir, un manque de confiance en soi, et enfin des impacts sur la vie privée de l’individu. Le travail représente aussi une instance de socialisation primordiale dans la vie d’un individu. La perte de l’emploi induit donc une transformation brutale, et souvent non prévisible à long terme, des repères sociaux de l’individu et de ses réseaux de connaissances.
Cet affaiblissement des liens sociaux est peu perceptible durant les premiers mois de chômage, mais visible sur le long terme. Robert Castel montre que les précaires du monde du travail dans nos sociétés libérales, dont les chômeurs font indéniablement partie, sont écartés des réseaux de production de richesses et de reconnaissance sociale. C’est en ce sens qu’il créé la notion de «désaffiliation sociale»: un processus de long terme qui aboutit à une mise à l’écart des liens sociaux, à une «dissociation du lien social», laquelle traduisant un «décrochage par rapport aux régulations à travers lesquelles la vie sociale se reproduit et se reconduit» (2). L’individu au chômage est par conséquent privé de liens sociaux.
Cette perte de capital social est vécu par le chômeur comme une dégradation de son statut dans la société, se doublant d’un sentiment de marginalisation. Cela est encore plus grave et il est d’autant plus difficile d’y remédier que les chômeurs peuvent être victimes d’un «labelling» (3), forme de stigmatisation qui étiquette l’individu en tant que chômeur, l’enfonçant ainsi dans un cercle vicieux de perte de capital social dont il est de plus en plus difficile de s’émanciper. Ainsi, la perte d’un emploi va représenter pour l’individu une crise identitaire sur le long terme, étant donné que celui-ci voit progressivement s’alléger son «carnet d’adresse».
Serge Paugam (4) montre aussi qu’une nouvelle pauvreté s’est développée à partir du milieu des années 1980, étant justement fortement marquée par cette crise de socialisation. C’est ce qu’a montré une enquête réalisée en 1986 et 1987 à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor). Au milieu des années 1980, il semble que de plus en plus de jeunes issus de familles n’ayant pas eu jusque là recours aux services d’assistances aux chômeurs soient devenus nécessiteux en terme d’allocations chômage. La raison: un refoulement largement amplifié et soudain du marché du travail. Par la suite, ces jeunes ont semble-t-il perdu une part assez large de leur capital social initial, ainsi que la confiance qu’ils portaient autrefois à eux-mêmes et dans la capacité du marché du travail à leur offrir un emploi décent et à hauteur de leurs qualifications. En ne profitant pas de cette instance de socialisation qu’est l’emploi, ces jeunes ont donc souffert d’un manque d’intégration sociale, recevant de plein fouet les conséquences de l’instabilité de l’emploi et de la fragilisation des liens professionnels. Par la suite, ces jeunes, et les chômeurs de longue durée en général (chômeur depuis plus d’un an), subiront ce que Serge Paugam appelle la «disqualification sociale»: stigmatisation, sentiment d’assistance vis-à-vis des services de protection sociale, exclusion, lesquelles prendront des «formes institutionnelles [précises] dans une société ou un environnement donné».
Le chômage est une tragédie individuelle,
«un drame pour ceux à qui cela arrive
et à leurs familles».
Pour cette raison, l’individu ne va plus s’identifier et se reconnaître dans la société aussi aisément qu’auparavant, lorsqu’il avait un emploi. Cela bouscule les perspectives et remet en question la place que le chômeur occupait dans cette même société. Se retrouver au chômage casse le rapport au monde du travail bien entendu, au monde de l’entreprise, mais change aussi la vision autrefois accordée au statut social individuel, au rapport au pouvoir, et va même parfois jusqu’à affaiblir le sens critique et la prise de recul du chômeur par rapport aux actifs ayant un emploi.
De plus, perdre son emploi est directement une source de perte de prestige ou d’honneur, dans une société fondée sur «l’économie du travail» (5). Cette altération du prestige ou de l’honneur est bien évidement dû à une perception personnelle du fait d’être justement chômeur. Néanmoins, ce processus s’amplifie par le poids que la société fait porter sur la condition qu’est le chômage. Tout le monde perçoit le chômage comme une situation marginale, du moins passagère, dramatique si celle-ci s’éternise; se créer alors une sorte d’inconscience collective à marginaliser le chômeur, une honte organisée à être chômeur, lequel va ressentir cette pression sociétal, créant chez lui, consciemment ou non, une culpabilité à vivre dans une telle condition ainsi qu’un manque de reconnaissance sociale. Cela se double d’un sentiment de perte de qualifications, parfois véridique, parfois dû simplement au fait de ne plus exercer ses qualifications accumulées par le biais de la vie active.
La dégénérescence des ces qualifications renforce encore plus le sentiment de ne plus trouver sa place dans la société, une société qui justement est «toujours en marche», où les qualifications se transforment et transforment le champs social, changeant rapidement et demandant aux actifs ayant un emploi des efforts de formation. A l’écart de cette dynamique structurant la société, et en proie à une perte prévisible et sensible de ses qualifications, le chômeur ne peut que se résoudre à abandonner son ancien statut social ainsi que le prestige et l’honneur qu’il y accordait. La perte de l’emploi est donc bien ici bien plus grave que la simple perte financière que cela induit pour le ménage. Ainsi, comme le soulignait Albert Jacquart (5), «le véritable remède contre le chômage est qu’il n’y ait plus de travail pour personne, mais pour chacun une place dans la société». En coupant le chômeur du reste de la société, le chômage se révèle être une véritable tragédie individuelle, «un drame pour ceux à qui cela arrive et à leurs familles» (7).
[Il existe] une sorte d’inconscience collective
à marginaliser le chômeur,
une honte organisée à être chômeur.
Ce drame personnel et familial peu à l’extrême se manifester par des tendances dépressives voire suicidaires. Être au chômage serait en corrélation avec certaines tendances suicidaires et dépressives, et cela, malheureusement, est facilement compréhensible: perte de repères par le travail, crise identitaire individuelle, rupture des liens sociaux, culpabilité générale et individuelle… Tout cela représente directement une remise en question de l’individu, du sens de sa vie et trouble sa perception de l’avenir qui se transforme pour lui en une quête éperdue d’utilité sociale.
Michel Debout a aussi montré que les taux de suicide ont augmenté pratiquement dans tout les pays fortement touchés par ce phénomène. Selon lui, le chômage serait dû en France à 600 suicides entre 2008 et 2010 (8), alors que les premières conséquences de la crise des subprimes se faisaient sentir, ainsi qu’à des pics de suicides dans certains pays (Grèce, Espagne, Portugal). En considérant les autres cas que le suicide, qui reste tout de même marginal, le chômage a d’autres conséquences sur le vie familiale et privée de la personne. En voyant les autres membres du ménage partir tous les matins pour travailler et rentrer tous les soirs après leur journée, avoir un agenda et une vie active bien remplie, parfois même passionnante et épanouissante via l’emploi occupé, le chômeur peut parfois exprimer certaines tendances de jalousie, allant parfois jusqu’à une agressivité irrationnelle, cachant en réalité la tristesse de ne plus être utile, cette cicatrice émotionnelle que même le temps ne peut que difficilement panser.
Enfin, le chômage, en comportant des conséquences sur le moral de l’individu, est souvent à l’origine de troubles dans le vie sexuelle du couple, nuisant forcément à l’ambiance du ménage. Certains pensent que la vie professionnelle passe avant tout, faisant donc passer leur vie amoureuse au second plan, tandis que d’autres perdent confiance en leur capacité à séduire et à se faire désirer, conséquemment aux échecs rencontrés dans la recherche d’un emploi.
[La perte de l’emploi] trouble sa perception
de l’avenir qui se transforme pour lui en
une quête éperdue d’utilité sociale.
Pour Fabienne Duport, conseillère emploi dans la région grenobloise, les chômeurs doivent tout d’abord «faire le deuil de leur ancien travail», et les réactions face à une situation de chômage sont «très variables selon les personnes, d’autant plus que certaines personnes n’ont pas forcément d’autres loisirs» (que le travail). En perdant leur emploi, certaines personnes sont donc sujettes à une remise en cause profonde de leur identité à la fois social, mais aussi privée, tandis que d’autres voient dans le chômage une opportunité. «C’est le moment de changer de métier!», est en effet selon Fabienne Duport une réaction plausible pour certaines personnes, voyant alors dans le chômage une seconde chance afin de se lancer dans un métier peut-être plus conforme aux réels souhaits individuels.
D’ailleurs, il existe une part de chômeurs (restant toutefois largement minoritaire), qui vont, peu à peu, trouver dans le chômage une opportunité: ne plus avoir d’emploi libère directement de nombreuses heures dans la journée, lesquelles peuvent alors être utilisées pour d’autres activités. Ces activités sont évidement la recherche active d’un emploi, mais sont aussi dans certains cas des centres d’intérêts individuels, des passions, des loisirs, où des activités jugées plus épanouissantes par le chômeur, plus enrichissantes, comparativement à l’emploi que celui-ci occupait.
C’est en ce sens que s’est développé aux États-Unis (pays pourtant moins touché par le chômage que certains pays européens) le «funemployment». Le concept est simple: que l’individu profite de sa période de chômage pour faire ce dont il a réellement envie, et non pas qu’il reparte directement à la recherche d’un emploi. Les personnes ayant recours à ce type de démarche développent alors d’autres centres d’intérêts que le travail et s’épanouissent dans des activités qu’elles ont réellement choisies, c’est-à-dire leur correspondant pleinement. Ces chômeurs trouvent alors leur place dans la société en retrouvant une utilité sociale menacée par la perte de l’emploi. Or, c’est bien cela qui manque cruellement aux chômeurs, puisqu’ «être chômeur, ce n’est pas seulement ne pas avoir de travail, c’est manquer […]: il n’y a rien de pire que de ne pas être désiré» (9).
Anthony Bovagnet
(1) (5) Pierre Lemaitre, Cadres noirs, Calmann-Lévy, Paris, 2010.
(2) Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, éditions du Seuil, collection La couleur des idées, Paris, 2009.
(3) Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, éditions de Minuit, Paris 1975.
(4) Serge Paugam, La disqualification sociale: Essai sur la nouvelle pauvreté, édition PUF, Paris, 1991.
(6) Albert Jacquart, Petite philosophie à l’usage des non-philosophes, Calmann-Lévy, Paris, 1999.
(7) Arlette Laguiller, meeting de Montpellier, 9 mars 2007.
(8) Michel Debout, Le traumatisme du chômage, éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2015.
(9) Dominique Besnehard, Casino d’hiver, éditions Plon, Paris, 2014.